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En Tunisie, les Hazgui-Ben Mbarek, opposants depuis l’indépendance

Enveloppée dans une couverture, lundi 26 février au soir, dans le local du parti d’opposition Al Joumhouri, dans le centre-ville de Tunis, Dalila Ben Mbarek Msaddek, 55 ans, a le visage marqué et le teint pâle. A ses côtés, son père, Ezzedine Hazgui, 79 ans, dépose un baiser sur son front, avant qu’elle ne soit prise en charge. En grève de la faim depuis samedi 24 février, l’avocate et militante a dû être admise à l’hôpital quelques heures après que son état de santé se soit détérioré.
Sa décision de n’absorber ni eau ni nourriture, l’avocate l’a prise après que son frère, Jaouhar Ben Mbarek, incarcéré depuis un an dans une affaire de complot contre la sûreté de l’Etat, a été condamné à six mois de prison ferme dans le cadre d’une autre affaire, pour une déclaration critique sur les élections législatives de 2022. Le verdict a été prononcé sans donner à l’accusé « la possibilité de se défendre » et sans même informer son avocat, indique son conseil, Ayachi Hammami, qui précise qu’une demande de report devait pourtant être examinée par le juge.
L’affaire a débuté le 11 février 2023, quand les forces de sécurité ont appréhendé le militant prodémocratie Khayam Turki, l’homme d’affaires et lobbyiste Kamel Eltaïef et un ancien dirigeant du parti islamo-conservateur Ennahda, Abdelhamid Jelassi. Dans les jours qui suivent, plusieurs figures politiques sont arrêtées, dont Jaouhar Ben Mbarek, membre du Front de salut national (FSN), la principale coalition d’opposition au président Kaïs Saïed, interpellé et déféré le 24 février. Tous sont placés en détention provisoire dans l’attente d’un procès pour « complot contre la sûreté de l’Etat ».
Depuis, seuls l’opposante Chaïma Issa et l’avocat Lazhar Akremi ont été libérés. Les cinq autres personnalités incarcérées dans la même affaire ont entamé une grève de la faim le 11 février, après un an de détention. Selon le dossier d’instruction, ils sont principalement accusés d’être entrés en contact avec des diplomates étrangers. Leur comité de défense dénonce une détention « arbitraire et sans fondement ». Une situation qui résonne avec celle connue cinquante ans plus tôt par Ezzedine Hazgui, le père de Jaouhar et Dalila Ben Mbarek.
Ceux-ci n’étaient pas encore nés quand leur géniteur a fait ses premiers pas de militants. Le père de l’indépendance, Habib Bourguiba, présidait aux destinées de la Tunisie et M. Hazgui était encore un jeune instituteur. D’abord actif au sein du parti socialiste panarabe Baath, il se rapproche ensuite du mouvement Perspectives, où se retrouvent des militants d’extrême gauche marxiste-léniniste, trotskistes ou maoïstes.
Alors que son fils Jaouhar voit le jour, il échappe à la première grande vague d’arrestations au sein de sa mouvance en 1968. Dans l’effervescence de la ville portuaire de Sfax, où le Mai 68 français en France et la révolution culturelle chinoise ont suscité une ébullition politique et sociale, l’instituteur et ses compagnons se retrouvent souvent en première ligne.
Mais en octobre 1973, Ezzedine Hazgui et des centaines d’autres militants sont arrêtés pour avoir distribué des tracts. Il est condamné à six ans de prison pour « complot contre la sûreté de l’Etat », la même accusation qui pèse désormais sur son fils. Dans le même temps, la répression s’abat aussi sur Bahia, son épouse et mère de ses deux enfants, qui a eu le tort d’héberger un militant recherché. Elle est détenue et torturée pendant trois mois dans les caves du ministère de l’intérieur avant d’être relâchée.
Libéré en 1979 après avoir purgé sa peine, Ezzedine Hazgui est privé de son droit d’enseigner. Il décide alors d’ouvrir à Sfax un café politique nommé La Grotte. Ce lieu, qu’il décrit comme le « premier café mixte de la ville », devient rapidement un refuge pour les militants et les artistes locaux. Sous surveillance constante des autorités, le café subit périodiquement des mesures de fermeture. « Il y avait les policiers d’un côté du café et les militants de l’autre », se rappelle Dalila Ben Mbarek, évoquant l’atmosphère particulière qui régnait en ces lieux.
Mais l’activité politique ne se limite pas au café. L’appartement situé au-dessus est également le théâtre de réunions incessantes d’opposants, au grand désarroi de la mère de famille, chargée de nourrir les participants à ces discussions animées.
A la fin des années 1980, la famille s’installe progressivement dans la capitale, alors que Jaouhar et Dalila Ben Mbarek entament des études de droit sur le campus de Tunis. Engagés au sein de l’Union générale des étudiants de Tunisie, un puissant syndicat, et dans la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH), les deux enfants marchent dans les pas de leur père.
En 1989, deux ans après le coup d’Etat qui avait renversé Habib Bourguiba, Ezzedine Hazgui décide de défier Zine El-Abidine Ben Ali dans les urnes lors de l’élection présidentielle. Mais son ambition est rapidement étouffée après que sa candidature ait été rejetée. Harcelé et arrêté plusieurs fois entre 1989 et 1991, lui et sa famille échappent ensuite à la répression du régime.
Après la révolution de 2011, Ezzedine Hazgui et ses enfants décident de fonder le mouvement Doustourna et de se présenter aux élections de l’Assemblée constituante. Pendant des mois, ils travaillent sur un projet de Constitution, auquel Kaïs Saïed, alors peu connu, a aussi participé. Dalila Ben Mbarek Msaddek y investit toutes ses économies, mais le mouvement ne parvient pas à remporter de sièges à l’Assemblée. Le coup est dur à encaisser. « J’y croyais. On a mis tous nos rêves dedans », regrette l’avocate.
Les Hazgui-Ben Mbarek poursuivent leur engagement sur le terrain, mais l’élection présidentielle de 2019 marque l’apparition de premières divergences familiales. Tandis que Ezzedine et Jaouhar soutiennent le futur président Kaïs Saïed, Dalila exprime son désaccord et prend ses distances. En 2020, Jaouhar Ben Mbarek est nommé ministre conseiller auprès du chef du gouvernement, pendant quelques mois. La famille se réunit à nouveau à la suite du coup de force de Kaïs Saïed le 25 juillet 2021, que le père et le fils qualifient directement de « coup d’Etat » et de dérive dangereuse. Dalila les rejoint dans leur combat peu de temps après.
Après avoir cofondé le collectif Citoyens contre le coup d’Etat et le Front de salut national, principale coalition d’opposition à Kaïs Saïed, Jaouhar Ben Mbarek est arrêté le 24 février 2023. Lors de ses visites régulières, Dalila, sa sœur et avocate, se fait l’écho de ses paroles : « On n’a pas payé assez cher le prix de la démocratie. Si on réussit ce combat, la Tunisie prendra le chemin de la démocratie de manière irréversible. Le combat vaut le sacrifice. »
Pour le père et la fille, cette période est aussi marquée par une profonde remise en cause. Idéologiquement opposés au mouvement islamiste Ennahda, ils affirment avoir découvert au sein de celui-ci des militants solidaires, eux aussi durement touchés par la dérive autoritaire du nouveau régime. « Tu les retrouves dans les procès, alors que tes propres amis ne sont pas là, confie Dalila avec émotion. On s’est trompé, on ne les connaissait pas. Ce qui est positif aujourd’hui est qu’on peut filtrer ceux qui sont démocrates et ceux qui ne le sont pas. » Un constat qui révèle aussi l’évolution du champ politique tunisien.
Monia Ben Hamadi(Tunis, correspondance)
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